Jour 13 : au sommet
Ça y est, nous
l’avons gravi ce tas de caillou! Il était un peu plus de 13h. Je
craignais de souffrir et j’ai souffert. Je pensais mal
supporter l’altitude, avoir beaucoup de peine à respirer, ressentir
la fatigue mais ce sont mes orteils, gelés du début à la fin, et mon mollet,
affaiblit par une tendinite doublée d’une déchirure musculaire, qui
ont pesé sur mon moral.
Techniquement, l’Aconcagua n’a rien de difficile, mais
le sommet n’est pas donné pour autant. Partis à 5 heures du matin,
nous sommes d’abord montés vers les refuges de Berlin, accompagnés de
5 ou 6 cordées. A partir de là, le souffle se fait plus court, les épaules
tombent, comme si à chaque centaine de mètres une main invisible rajoutait
quelques kilos dans nos sacs. Un peu plus bas sur la gauche, trois silhouettes
se dégagent du glacier des Polonais. Elles quittent ainsi la voie du même
nom pour rejoindre la voie normale, moins exigeante. Encore une montée et
nous voilà au refuge "Independencia", qui paraît-il est le plus
haut du monde, un effort encore et nous atteignons la "Travesia",
un long faux plat qui débouche sur la tant redoutée "Canaleta".
Le vent, qui jusqu’ici n’a jamais cessé de souffler, redouble
d’intensité. Il nous fait face aussi, atténuant du même coup le
plaisir de retrouver du plat.
La "Canaleta", 500 m de dénivelé dans un pierrier instable. Un
pied en avant, un pied en arrière. Sans cesse, il faut chercher des appuis
stables et c’est toujours lorsque l’on s’y attend le
moins que le pied part en glissade. Retrouver son équilibre, reprendre son
souffle, ne pas se laisser submerger par l’énervement, lutter, ne pas
lever la tête en directrion du sommet, serrer les dents, tels sont les mots
d’ordre que la "Canaleta" nous impose. Soudain, derrière
moi, des cris d’encouragement plus soutenus attirent mon attention
J’ai à peine le temps de me retourner que passent devant moi trois
extraterrestres. Il est 11h06. Les trois Italiens qui sont partis de
l’hôtel il y a 3h 06 me dépassent… Incroyable! De notre côté,
il nous a fallu 6 h pour parvenir jusqu’ici, sans compter les 4 h
d’hier, soit trois fois plus de temps qu’eux. Je les regarde
passer comme une vache s’extasie devant un train. Une demi heure de
plus et des cris fusent du sommet: le record d’ascension de l’Aconcagua
est pulvérisé.
Dans le même temps, j’ai à peine parcouru 100 mètres, une tendinite
me presse le mollet, je ne bouge plus mes orteils dans mes chaussures
depuis longtemps, le doute s’installe. Cent fois je décide
d’abandonner, de sauver mes orteils, cent fois je repars, bien
soutenu par Tony. Lui aussi souffre. Tout le monde souffre, s’arrête,
souffle, repars. Cette fois, j’arrête! Je suis à 20 mètres du
sommet, sur l’arête du "Filo del Guanaco". Trop de
questions, trop de soucis me prennent la tête. Je demande à Tony de me
prendre en photo. Une fois encore il m’encourage à reprendre le
chemin du sommet. Ma réponse: "mais tu ne comprends pas qu’ils
vont devoir me couper les pieds!" le glacera d’effroi. Il
n’insistera plus et je comprends dans son regard que j’ai dit
quelque chose de terrible. "Ok mon pote, attends-moi là, je reviens
tout de suite", me glisse-t-il encore avant de rejoindre Pierre-Yves
qui vient d’atteindre le sommet et qui nous fait de grands signes.
Je m’assied sur la crête du monde, mon regard se perd dans le vide qui
mène à "Plaza Francia". Mes pieds me ramènent à la réalité, je
retire une chaussure mais je n’ose pas enlever ma chaussette
de peur de constater les dégâts. Je masse mes orteils avec la désagréable
impression de toucher un corps qui ne m’appartient pas. Deux
alpinistes redescendent du sommet, ils m’encouragent à poursuivre.
Mais j’en ai rien à cirer de ces 20 mètres, je préfère me concentrer
sur mes pieds. Un instant je me dis que 20 mètres c’est pas grand
chose. Au moment où je me décide d’y aller, je constate avec stupeur
que je ne peux plus enfiler ma chaussure. Je force, je touche brusquement
le fond du soulier, je crie et c’en est fini de mes intentions de
fouler le sommet. Pourtant Tony me fait signe de venir. Je ne lui réponds
même pas et je descends, péniblement, mais ce qui compte c’est de
perdre de l’altitude.
Au bas de la "Canaleta" je m’assieds et j’attends le
retour des copains. Il fait bon, le soleil tape, et dans ma lutte pour ne
pas dormir, je contemple la souffrance de ceux qui sont encore en train de
monter. Iront-ils jusqu’au bout, où abandonneront-ils, avant
ou après moi? Pierre-Yves et Tony arrivent enfin, nous nous tombons dans
les bras. Aucun d’entre-nous n’a jamais été aussi fatigué.
La descente me côute trop, je décide de prendre le grand pierrier (gran
acarreo) qui plonge directement sur "Nido". En montant,
j’ai repéré de belles portions de neige, sur lesquelles je pourrai
glisser, et une pente de cailloux juste assez petits pour me laisser aller.
Tony a les orteils trop abîmés pour tenter la descente, Pierre-Yves
n’a aucune envie de changer d’itinéraire, si bien que je me
retrouve seul dans mon entreprise. Tony me file sa radio au cas où le
mauvais temps se lèverait, et me voilà parti, sur les fesses, dans
une glissade contrôlée par mes bâtons. Ensuite, exactement comme
j’avais pensé, je me laisse aller sur un lit de cailloux. Je
m’arrête souvent pour reprendre mon souffle, pour admirer le paysage
et je m’étonne de ne rencontrer personne sur ce chemin bien plus direct
et plus agréable que celui de la voie normale.
Stéphane, qui est monté à Nido nous attendre, filme mon arrivée de grand
vainqueur. Je boîte, j’avance péniblement… mais je suis surpris
d’arriver avant les copains. Les retrouvailles sont émouvantes,
chacun y va de son commentaire sur la façon dont il a vécu cette aventure.
Je suis trop fatigué pour continuer la descente vers le camp de
base, Tony aussi, si bien que nous décidons de passer la nuit à Nido. Les
deux frangins eux, rejoindront aujourd’hui même Plaza de Mulas.
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